Skybox et SkyTaste : deux projets pour comprendre l’histoire des skyblogs
C’est officiel, les skyblogs sont entrés dans l’Histoire, ou en tout cas, dans les collections nationales de la BnF et de l’Ina, grâce à une collecte d’envergure réalisée en 2023, juste au moment de la fermeture de la plateforme. Dans deux précédents billets, nous évoquions les dessous de cette opération colossale ainsi qu’une première histoire de la plateforme Skyblog. Cette histoire du temps présent qui s’élabore en ce moment même, dans la salle de lecture du DataLab à la BnF, nous la devons à deux projets de recherche jumeaux : Skybox et SkyTaste, que nous vous présentons aujourd’hui.
Billet édité par Marina Hervieu.
De nouveaux objets patrimoniaux
Mauvaise nouvelle : le skyblog honteux que vous teniez en 2007 n’a peut-être pas disparu, même si vous l’avez effacé et auriez aimé qu’il meure à jamais. C’eût été dommage car avec ce skyblog, vous avez participé – brillamment, nul n’en doute – à l’histoire d’Internet.
Ces mots sont ceux de la journaliste Annabelle Laurent, dans 20 Minutes, en novembre 2016. À l’occasion d’une journée d’études qui célébrait l’anniversaire des archives du web (1), celle-ci s’étonnait de la postérité accordée par les institutions nationales à des contenus « pensés comme dérisoires ».
Comme d’autres objets issus des industries culturelles (le cinéma, les jeux vidéos…), les skyblogs sont appelés à la postérité grâce à un processus de patrimonialisation comparable à celui que connaissent, par exemple, certains monuments du patrimoine industriel (une ancienne usine) ou immatériel (gastronomie, danse…) Le terme de « web vernaculaire » a été utilisé pour désigner ces contenus amateurs qui ont profondément marqué l’histoire d’Internet au moment où les outils de publication en ligne sont devenus accessibles à tout un chacun.
Au sein des très sérieuses collections patrimoniales de la BnF, les skyblogs étonnent, voire détonnent… C’est le rôle de la bibliothèque, en lien avec les chercheuses et chercheurs, de construire le récit qui aidera à comprendre leur place en tant qu’objets patrimoniaux et à les transmettre aux générations futures. À cette fin, deux projets de recherche démarrent en 2024, prenant les skyblogs pour objet d’étude.
Skybox : une boîte à outils pour les archives du web
Pour raconter l’histoire des skyblogs, nous avons un premier défi à relever : par quelle porte entre-t-on dans une collection de 12 millions d’objets ? Comment la parcourt-on ? Comment faire sens de toutes ces voix, ces images, ces textes, ces histoires individuelles et intimes qui se racontent en ligne ?
L’objet du projet « Skybox, skyblogs à ciel ouvert », financé pour 4 ans par la BnF dans le cadre de son plan quadriennal de la recherche, est de doter les chercheuses et les chercheurs d’outils d’exploration de cette collection hors du commun, grâce à la création d’un « bac-à-sable » partagé. Exploitant le paradigme de la fouille de données et des méthodes quantitatives, la « skybox » est envisagée comme une boîte à outils permettant de compter, d’explorer, de classer, d’ordonner et d’analyser les skyblogs archivés en fonction de questions scientifiques diverses. Des méthodes telles que la cartographie de liens, l’analyse lexicométrique ou iconographique, ou encore l’élaboration de statistiques diachroniques peuvent être envisagées. Outillées par des bases de données, des corpus échantillons ou encore des technologies d’intelligence artificielle, ces méthodes permettront aux premières équipes de recherche intéressées par les skyblogs d’enrichir leurs observations.
Parmi elles, Violaine Bigot (professeure des universités rattachée au laboratoire LIDILEM en sciences du langage à l’Université de Grenoble-Alpes) et Nadja Maillard (maîtresse de conférences rattachée au laboratoire CIRPALL en sociolinguistique, littérature et didactique des langues à l’Université d’Angers) travaillent ensemble sur les « chroniques », des récits fictifs et/ou réels nativement numériques et publiés sur différentes plateformes par des jeunes femmes issues de l’immigration et imprégnées de la culture des cités. De son côté, Quentin Lobbé, chercheur en sciences sociales computationnelles actuellement en résidence au BnF DataLab, retrace les migrations numériques qui conduisent les skybloggeurs et skybloggeuses à déménager d’un blog à l’autre. Grâce à leurs travaux, les skyblogs commencent déjà à révéler d’autres facettes que celles qui avaient émergé auparavant, en lien avec la sociabilité adolescente ou l’écriture de soi.
SkyTaste: une approche émotionnelle du patrimoine
Complémentaire de Skybox, le projet SkyTaste (Les Skyblogs : un Terrain d’Analyse Sensorielle, Technologique et Émotionnelle) est quant à lui financé pour 3 ans par l’université PSL. Centré sur l’aspect mémoriel des skyblogs et le processus de patrimonialisation, il vise à mettre au jour les émotions suscitées par les contenus de la plateforme emblématique du web adolescent des années 2000.
Différentes méthodes seront mobilisées : la collecte d’archives orales, l’étude de la perception des skyblogs dans les médias et une analyse de l’archive de 2023 par des technologies d’intelligence artificielle visuelle ou computer vision.
Le but ? Comprendre le rôle qu’ont pu jouer les skyblogs dans l’élaboration de la culture numérique dans laquelle nous sommes désormais immergés, et ainsi, leur permettre de jouer pleinement leur rôle d’objets patrimoniaux : assurer une courroie de transmission symbolique entre le passé, le présent et le futur. Pour cela, il nous faudra capturer ce qui faisait l’atmosphère unique de Skyblog, pour mieux le restituer, à terme, dans un projet de médiation original, qui mettra au premier rang de ses préoccupations les enjeux éthiques de l’accès aux contenus de la plateforme.
L’histoire n’attend pas…
Le processus de patrimonialisation commence par la prise de conscience d’une perte : pour les skyblogs, celle-ci a eu lieu en 2023, lorsque la radio Skyrock a annoncé la fermeture imminente de la plateforme. Le sentiment de perte a suscité une vague d’émotion au sein de la communauté Skyblog: combien de billets et d’articles ont été publiés à la dernière minute avant la fermeture dans l’espoir qu’ils soient archivés pour toujours ?
S’engage alors une deuxième étape, qui consiste à valider et opérer leur entrée dans les collections patrimoniales : collecte, stockage, indexation. La troisième étape porte sur l’obligation de conservation, un engagement moral que prennent les institutions de garantir la transmission de ce patrimoine aux générations futures, en relevant le défi de l’obsolescence technologique rapide qui caractérise l’âge numérique. Enfin, pour compléter le processus de patrimonialisation, les skyblogs doivent être rétrocédés à la communauté dont ils représentent la culture, par le biais de la monstration (dans un musée, une exposition virtuelle…).
Ne pourrait-on pas reporter à plus tard l’étude de ce corpus, maintenant qu’il est en bien au chaud dans les serveurs de la BnF et de l’Ina ? Ne faudrait-il pas laisser s’écouler un certain délai avant de faire leur histoire ? Si nous sommes convaincus du contraire, c’est d’abord en raison de la masse de données disponibles, mais aussi parce que nous faisons face avec le numérique aux contenus les plus volatils qui aient jamais été produits. Il est bien plus facile de conserver pendant cent ans un manuscrit inscrit sur du parchemin qu’un site web !
Les projets Skybox et SkyTaste préparent ainsi le terrain à la dernière étape du processus de patrimonialisation, en dotant la BnF et les équipes de recherche d’outils nécessaires à l’appréhension du corpus en vue d’élaborer un récit, et même plusieurs. La BnF et l’École des chartes, à travers son laboratoire de recherche le Centre Jean-Mabillon, collaborent ainsi à l’élaboration d’un patrimoine vivant, qui implique d’inventer les outils de sa conservation et de sa transmission en même temps qu’il entre dans les collections nationales.
Un défi à relever pour lequel les skyblogs constituent un terrain de jeu idéal !
Liste des illustrations
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- Illustration n°1 : Emmanuelle Bermès, Photographie d’une session de consultation d’un skyblog à la BnF, 2023.
- Illustration n°2 : Tom Joseph, Méthode, projet Navicar, 2024.
- Illustration n°3 : Tom Joseph, Vie numérique, projet Navicar, 2024.
- Illustration n°4 : Emmanuelle Bermès, Photographie d’une session de recherche et de consultation des skyblogs à la BnF en salle X (DataLab), 2023.
Note de bas de page
(1) Les 10 ans de la loi qui a étendu le dépôt légal aux « signes, signaux, écrits, images, sons ou messages de toute nature… » diffusés en ligne et les 20 ans des collections d’archives de l’internet français. Résumé et programme : https://webcorpora.hypotheses.org/conference
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Emmanuelle Bermès (24 novembre 2024). Skybox et SkyTaste : deux projets pour comprendre l’histoire des skyblogs. Web Corpora. Consulté le 8 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12wsu



2 réponses
[…] projet de recherche, soutenu par le plan quadriennal de la BnF et mené en partenariat avec l’École nationale des chartes, vise à approfondir la connaissance des 12,6 millions de skyblogs qui représentent 1.8 milliards […]
[…] la suite de la collecte des Skyblogs en 2023, deux projets de recherche complémentaires ont vu le jour : Skybox, financé dans le cadre du plan quadriennal de la recherche de la BnF, et SkyTaste, […]