Skyblog – Focus sur l’émergence d’un genre littéraire numérique : les chroniques.
Dans le cadre du projet Skybox, les chercheuses Violaine Bigot et Nadja Maillard nous font découvrir le genre des chroniques, dont on retrouve de nombreux exemples dans la collection Skyblog de la Bibliothèque nationale de France (BnF). Ces récits, à la première personne, s’inscrivent dans la réalité plurilingue et pluriculturelle des cités et se réapproprient les codes de la romance. Thug, Love et Kiffs.
Billet édité par Marina Hervieu.
Les chroniques : de quoi s’agit-il ?
Le 26 avril 2012, un nouveau skyblog intitulé « chroniquedemayisa.skyrock.com » est créé. Deux jours plus tard, le premier billet est posté (1).
Au même moment, on trouve sur Skyblog ou Facebook des centaines d’autres récits, qui présentent des caractéristiques communes avec la publication de Mayisa et s’autocatégorisent eux aussi comme « chroniques ».
Ce foisonnement marque l’émergence d’un nouveau genre de littérature populaire : les chroniques. Ce sont des récits, autopubliés sur des espaces numériques, réseaux sociaux ou plateformes d’écriture. Elles sont écrites et lues par des internautes se catégorisant le plus souvent comme des jeunes femmes, qui ont grandi en France suite à des migrations familiales postcoloniales. Rédigées à la première personne, elles offrent le récit rétrospectif d’une tranche de vie, la fin de l’adolescence et l’entrée dans l’âge adulte, dans le contexte des cités périphériques des grandes villes.
Certaines chroniques se présentent comme « réelles », l’autrice noue alors un pacte autobiographique avec les lectrices et s’engage à leur raconter, de manière plus ou moins fidèle, des événements de sa vie ; d’autres se présentent ouvertement comme « fictives » (même si elles sont parfois « inspirées de faits réels »). Ces chroniques empruntent largement au genre de la romance, dont elles sont l’un des avatars contemporains : la narratrice focalise généralement son récit sur sa vie sentimentale où la figure du thug (mauvais garçon) tient une place centrale. Publiées en épisode, elles fédèrent des communautés de lectrices actives qui commentent, au fil de la publication, republient leurs chroniques préférées, ou publient des vidéos sur d’autres plateformes et réseaux pour partager leurs lectures.
Quel est votre projet de recherche ?

Nos recherches sur le « monde des chroniques » (pour reprendre le titre d’une page Facebook qui leur est consacrée) se développent, depuis 2015, dans le cadre d’une réflexion sociolinguistique, tout en s’ouvrant à des perspectives plus interdisciplinaires. Nous nous intéressons aux pratiques de littératie multimodale (photos, texte, mise en page…) et plurilingue qui s’y manifestent. Autrices et lectrices y développent des compétences par le jeu des pratiques d’écriture et de lecture en réseau. L’écriture de chroniques, et autour des chroniques, si elle est peu académique (orthographe et syntaxe éloignées du standard) n’en est pas moins dense, diversifiée et créative. Les compétences dont elle témoigne sont généralement invisibilisées par les médias mais aussi par la recherche, la créativité langagière dans les cités étant le plus souvent appréhendée à travers des productions masculines associées à l’oralité (rap, slam). L’étude et la patrimonialisation des chroniques et de leur réception contribue à faire entendre « le silence criant des filles » (Billiez et Lambert, 2008) en mettant un focus sur les pratiques de littératie de jeunes filles qui revendiquent leur appartenance aux cité multiculturelles et plurilingues des grandes villes de France et de Belgique francophone.
Dans un premier temps, nous avons focalisé notre attention sur les chroniques publiées sur Facebook et Wattpad, remettant à plus tard une exploration plus complète de la platefome maintenue par Skyrock, Skyblog. En juin 2023, Pierre Bellanger, fondateur et président du groupe Skyrock, et son directeur général délégué adjoint Jérôme Aguesse ont annoncé la mise hors ligne prochaine des 19 millions de blogs hébergés et nous avons craint de voir disparaître un continent entier du « monde des chroniques », sans encore avoir pu l’explorer. La BnF, en charge, avec l’INA, de l’archivage de ce patrimoine numérique, nous a rapidement associées à son projet Skybox. Grâce aux échanges avec l’équipe du projet, nous bénéficions d’un regard croisé interdisciplinaire et d’un soutien technique qui enrichissent notre travail de documentation et d’analyse, tout en ouvrant de nouvelles perspectives pour la patrimonialisation et la valorisation de ces pratiques d’écriture et de lecture créatives et populaires.
Quelles perspectives le projet Skybox vous offre-t-il ?
La constitution d’un corpus de chroniques
Notre accès aux chroniques avait jusque-là été guidé par des requêtes par mots clefs sur les moteurs de recherche classiques du web vivant et par l’exploration d’hyperliens (recommandations de lectures sur des pages de chroniques ou sur des pages créées par les lectrices pour partager les chroniques les plus appréciées). Nous disposions de preuves de l’existence de certaines chroniques publiées sur Skyblog, sans avoir pu mesurer ni la temporalité ni l’ampleur du développement du genre sur cette plateforme.
L’archivage des skyblogs nous offre donc une première opportunité : la constitution méthodique d’un vaste corpus là où nous avions précédemment travaillé dans une perspective qualitative sur un nombre restreint de chroniques. L’enjeu réside donc dans la délimitation, parmi les 12,6 millions de blogs archivés par la BnF, d’un corpus correspondant aux critères du genre. Leur identification est facilitée lorsque, et c’est fréquemment le cas, l’intitulé du blog, le pseudo, inclut le terme « chronique », a fortiori s’il est associé à des termes emblématiques tels que « cité », « thug » ou « love ». Mais ces dénominations explicites ne sont pas systématiques et la confirmation du repérage d’un blog relevant du genre « chronique », passe toujours par une consultation des premiers billets postés. Les requêtes par mots-clés dans les titres ou l’exploration systématique des liens proposés sur des blogs portails, conçus pour orienter les lectrices fans de chroniques à travers la multitude de publications, nous conduisent fréquemment à identifier des blogs dont l’intégration au corpus des chroniques suscite des hésitations. Toutefois, ces blogs méritent d’être étudiés, car ils interrogent les frontières du genre telles que nous avons pu les identifier jusqu’alors.

Entre migration et ubiquité
Le projet Skybox nous permet ainsi de continuer le travail d’enquête entrepris sur l’histoire du genre des chroniques. Quand est-il apparu ? Sur quelle(s) plateforme(s) ? Quelles ont été les grandes dynamiques de migration d’une plateforme à l’autre ? Notre première hypothèse, chronologique, était que les chroniques, nées sur Skyblog, avaient ensuite migré vers Facebook puis vers Wattpad avant d’essaimer sur différents réseaux, le dernier en date étant TikTok.
Notre exploration du corpus archivé par la BnF nous invite cependant à repenser cette histoire de manière plus complexe. Nous avons bien identifié des chroniques republiées sur Facebook, au fil de la désaffection progressive des adolescents pour les skyblogs. C’est peut-être le cas de la chronique de Mayisa présentée au début de ce billet. La publication sur son skyblog commence en avril 2012. On la trouve republiée sur Facebook entre le 1er décembre 2013 et le 17 janvier. La skyblogueuse avait 253 amis et, les 28 billets qu’elle a publiés, ont suscité 2227 kiffs et 964 commentaires (selon la dernière capture web archivée en 2023). Sur Facebook, le succès des 14 épisodes republiés sera bien moindre : 141 amis pour seulement 141 “j’aime”.

Parfois aussi, une chronique publiée sur Skyblog s’interrompt brutalement, l’autrice donnant rendez-vous aux lectrices, sur Facebook pour en lire la suite. Mais les (republications et) migrations n’ont pas toujours lieu dans le sens attendu. Par exemple, la chronique intitulée Petite Cendrillon amoureuse du Prince du ghetto a été publiée initialement dès octobre 2011 sur Facebook où elle a connu un grand succès (la page compte encore aujourd’hui 31 000 followers). En juillet 2012, une skyblogueuse la met à disposition des lectrices sur son skyblog, les prévenant qu’elle « ne copie pas » et veut juste permettre « que les gens qui sont sur Skyblog puissent lire des chroniques qui se trouvent actuellement sur Facebook ». Cette republication passe néanmoins quasiment inaperçue (202 kiffs, 35 followers).
Pour le moment, même si la « première » chronique demeure un véritable graal – si tant est qu’elle existe -, les productions les plus anciennes du genre que nous avons pu identifier à ce jour ont été publiées sur Facebook à la fin de l’année 2010.
La question des affordances
Une autre piste de recherche offerte par le projet Skybox porte sur les raisons qui motivent le choix d’une plateforme plutôt qu’une autre – au-delà des effets de modes et de la quête d’un lectorat plus large – ainsi que sur les implications de ce choix, qu’il s’agisse des contraintes ou des opportunités offertes par les interfaces techniques et les cultures propres à chaque plateforme. Comment les chroniqueuses, et leurs lectrices, importent-elles, et adaptent-elles les conventions d’écriture et d’interaction d’un espace de publication à l’autre ? Quelles sont les caractéristiques des chroniques qui restent stables, et quelles transformations sont observables ? On touche ici la question des affordances, c’est-à-dire de l’interaction entre l’outil et son usager.
Par exemple, sur Facebook, chaque épisode de la chronique apparaît en commentaire d’une photographie ou d’une illustration et ce lien image-texte contribue pleinement à l’esthétique du genre. Ces « visuels » sont aussi à l’origine de nombreux échanges : certaines lectrices en composent et en offrent aux chroniqueuses, d’autres ouvrent des pages dans lesquelles elles mettent à disposition de la communauté une sélection de photographies ou illustrations. Lorsque les chroniqueuses intègrent des visuels à leur skyblog, s’agit-il des mêmes images que sur Facebook, et les usages observés sur cette plateforme sont-ils reconduits ?
A contrario, les chroniqueuses ont une très grande latitude sur la plateforme Skyblog pour choisir les couleurs et les motifs de leur page, la disposition et la mise en page de leur texte, ce que ne permet pas l’interface Facebook. Comment les blogueuses s’emparent-elles de ces outils ? C’est un nouvel aspect de la dimension icono-textuelle des chroniques et des dynamiques de collaboration qui le sous-tendent qui s’offre ici à l’étude. Dans Chronique d’une lovance, par exemple, une certaine « Taliah » est remerciée dès les premières lignes pour avoir réalisé « l’habillage » du blog (2).
En mai 2012, dans un article très documenté publié par le magazine en ligne Slate, Olivier Clairouin présentait le phénomène émergent des chroniques. Il y constatait ce qu’il désignait comme une forme de « skybloguisation » de Facebook – un phénomène important pour notre recherche.
Finalement, grâce au projet Skybox, et, à travers l’étude des chroniques, nous pouvons illustrer l’exceptionnelle adaptabilité des usagers, la complexité des jeux d’affordance, ainsi que les dynamiques nuancées des communautés, qui ne migrent pas d’un seul bloc vers les nouveaux espaces numériques. Surtout, pour notre perspective sociolinguistique, le projet nous offre la possibilité d’analyser les influences réciproques entre :
- les potentialités technologiques des plateformes et réseaux numériques,
- le développement, la structuration et la codification des interactions entre usagers au sein de communautés éphémères,
- la transformation des pratiques langagières.
Bref, des pistes de travail à venir nombreuses sur un terrain de recherche passionnant !
Liste des illustrations :
- Illustration n°1 : Tom Joseph, Vie numérique, projet NaviCar, 2024.
- Illustration n°2 : Marina Hervieu, Occurrences par année du terme “chronique” dans les pseudos Skyblog (2002-2023), 2025.
- Illustration n°3 : Tom Joseph, Récits, projet NaviCar, 2024
Note de bas de page
(1) Capture du 5 septembre 2023 (BnF), article posté le 28 avril 2012 à 23:00, modifié le 15 décembre 2012 à 20:17.
URL : http://archivesinternet.bnf.fr/20230905134441/http://chroniquedemayisa.skyrock.com
(2) Capture du 17 septembre 2023 (BnF), article posté le 13 décembre 2011 à 20:17, modifié le 19 février 2012 à 19:40.
URL : http://archivesinternet.bnf.fr/20230917151332/http://chronique-dune-lovance.skyrock.com
Biographie
Violaine Bigot et Nadja Maillard s’intéressent aux “chroniques de cité” depuis 2014-2015. Les pratiques langagières qui s’y déploient et l’agentivité dont elles témoignent sont étudiées dans une perspective que les deux chercheuses qualifient de sociolinguistique mais aussi de très “indisciplinée”. Actuellement, elles bénéficient d’un accompagnement de la BnF pour explorer le déploiement des chroniques sur Skyblog dans le cadre du projet Skybox. Leurs travaux sont documentés sur un carnet de recherché dédié : https://chro.hypotheses.org .
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
V. Bigot - N. Maillard-De La Corte Gomez (10 avril 2025). Skyblog – Focus sur l’émergence d’un genre littéraire numérique : les chroniques. Web Corpora. Consulté le 9 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13pyd



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